ARRACHE LES ROSES DE LA
VIE À MAINS NUES
Paul Éluard a prophétiquement déclaré le samedi
2 octobre 1937 : « Le poète est celui qui inspire bien plus que celui
qui est inspiré. » À quelle heure ? Je n'en sais foutre, je n'y étais
pas. Je suis né, comme l'auteur du présent recueil, quarante ans après cette
juteuse pensée. Mais si j'avais à parler, moi aussi, de la place et du rôle de
la poésie dans notre culture, je remonterais, je pense, au moins jusqu'à Victor
Hugo. Son audace primitive de disloquer l'alexandrin classique, je la
comparerais à celle de Marcel Duchamp (Roue de bicyclette, 1913). Hugo
et Duchamp, deux grands hommes par qui le scandale moderne est arrivé. Le poème
romantique passa en prose, vers libres, calligrammes, merz, slam, slogans,
etc., comme l'art moderne monolithique céda devant l'art contemporain
protéiforme. Mais pour une fois soyons justes et précis, nous devons l'invention
du poème en prose français à Maurice de Guérin (Le Centaure, posth.
1840) ex æquo avec Aloysius Bertrand (Gaspard de la nuit, posth.
1842)... Bah ! Ah ! Je ne tiens pas à te vous ennuyer ici avec un
cours d'histoire de la littérature posthume, lecteur, c'est l'avenir vivant qui
compte. Nous vivons à la fin du IIè siècle après Victor Hugo, à une époque où
la poésie, semble-t-il, n'exerce plus vraiment sa fonction de Muse, et voici
venu pour toi le moment ou jamais de comprendre la situation.
Un
« philosophe » « nietzschéen » de notre temps a très
justement interprété la désaffection croissante des temples et des églises
comme une intériorisation massive de la morale chrétienne, les nombreux lieux
de culte vides constituant d'après lui (et pour une fois je suis d'accord avec
lui) autant de preuves de l'influence profonde de la religion sur notre
société. Ne sous-estimons pas l'intériorisation, surtout si elle est
collective. Il n'y a qu'à observer, au hasard, les dégâts qu'elle fait sur la
conscience anglo-saxonne : puritanisme exacerbé, autocensure...
APOLOGUE
Il était une fois une société heureuse, un
peuple fier de sa bavardise : les Cause-Toujours. Les petits malins, ils
avaient réussi à neutraliser la subversion... en la tolérant, si bien qu'ils
passaient leur temps à rire de tout pendant que leurs voisins, les
Ferme-Ta-Gueule, perdaient tout le leur à la vouloir punir.
Un matin, par surprise, les frères
Ferme-Ta-Gueule assassinèrent les frères Cause-Toujours. Le peuple Cause-Toujours,
ému, se réunit quatre jours après pour rendre hommage à ses martyrs
« morts de rire », revendiquant haut et fort que l'humour, pas plus
que Dieu, ne saurait être pris au sérieux, etc.
Certains Cause-Toujours avancèrent toutefois
que les frangins disparus étaient innocents, mais non inoffensifs – dont moi.
La liberté de masse a tari la source de
l'Autorité. On censure le peuple à son insu – à l'insu de son plein gré, comme
dirait l'autre – en le laissant s'exprimer tous azimuts. Il n'est point de
tyrannie puissante comme la cacophonie, en effet.
Et ceux qui étaient sourds ont raison, et ceux
qui ont tort entendirent bien.
Si seulement NOUS avions écouté nos frères au
lieu de les ignorer bruyamment, j'affirme depuis la Lune où je pierrote que
notre « rire rabelaisien » posséderait encore le pouvoir de désarmer
tous les méchants Ferme-Ta-Gueule d'où qu'ils viennent.
Au pays de la libre expression, les
journalistes ne blasphèment point. On peut encore interpréter le désintérêt
actuel pour la poésie comme une intériorisation massive de celle-ci, une sorte
d'incorporation, les nombreux rayons « Poésie » vides des FNAC
constituant d'après moi (et pour une fois je suis d'accord avec moi) autant de
preuves de l'influence profonde de ce genre littéraire sur notre société. Ne
sous-estimons jamais l'intériorisation, surtout si elle est massive, et
n'oublions pas de distinguer « sens étymologique » et « sens
strict ». Le poète stricto sensu n'est qu'un simple auteur de
poèmes ; au sens étymologique, c'est un créateur, un artiste avec un grand
A. Tandis que les textes d'un simple auteur de poèmes sont sans valeur ni
intérêt, tout ce que crée un Artiste est précieux : les plats réussis et
même ratés qu'il cuisine, ses listes de provisions, ses étagères, les petits
meubles qu'il conçoit, les lettres qu'il envoie ou pas, sa vie, ses rêves,
absolument tout ce qu'il songe, dit, écrit, fait, a fait, fera depuis au moins
Marcel Duchamp relève de l'Art.
Toutefois
en se « libérant » jusqu'au bout, jusqu'au facialisme, le genre
poétique ne se serait-il pas un peu « enfermé dehors » ? Je me
le demande. Et en même temps la poésie actuelle me paraît agir à la manière
d'un océan qui se jetterait furieusement dans tous les fleuves à la fois.
Les
poèmes du présent recueil sont l'oeuvre d'un Artiste qui m'influence
directement alors que je ne l'ai jamais rencontré. Nous vivons à plusieurs
centaines de kilomètres de distance, pourtant chacun a déjà tellement bu à la
santé de l'autre que c'est comme si nos deux foies se touchaient. Le style
n'est rien d'autre qu'une voix étrangement familière qui nous charme, et
justement celle qui chantonne dans ce recueil, sibylline, âpre, rauque,
amicale, lapidaire, n'est pas sans pouvoir. Lecteur, sauras-tu y déchiffrer en
haruspice l'avenir de la poésie ?
Une
pensée pour Tarkos. Une autre pour Bukowski.
Gare
aux écorchures.
Jahonas Gunzonic,
vendredi 17 juillet 2015.
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